J’ai rencontré Demir Özlü à l’automne 2009, à l’occasion d’une des soirées littéraires de la Saison de la Turquie en France. Nous avons sympathisé et sommes allés dîner un soir dans un petit restaurant parisien où le chablis fut à son goût, je crois. Très vite, ses souvenirs de la vie littéraire des années 1960 à Istanbul ont refait surface : à cette époque, les intellectuels turcs vivaient encore sous l’influence des idées diffusées par l’intelligentsia parisienne dominée alors par Jean-Paul Sartre et, dans une moindre mesure, par Albert Camus. A Istanbul comme à Paris, il s’agissait souvent de choisir son camp entre l’un et l’autre des protagonistes…
En 1955, Demir Özlü est un jeune intellectuel stambouliote de 20 ans qui ne tardera pas à se distinguer, en Turquie, comme le principal représentant d’une littérature de l’angoisse existentielle. Il ne cache pas son admiration pour Sartre… ce qui ne l’empêchera pas d’écrire, en novembre 1957 dans le quotidien Vatan, un article important sur Camus qui vient de recevoir le prix Nobel de littérature.
Francophone, Demir Özlü a déjà tout lu d’Albert Camus. Dans le texte ! Ce qui n’est pas le cas de la majorité du public turc, qui n’aura accès aux essais de l’écrivain venu d’Alger qu’après la publication de l’article de Vatan.
Avant 1957, seuls deux romans sont déjà édités, en turc, par les éditions Varlık : L’Etranger (Yabancı) et La Peste (Veba). La traduction est signée par deux écrivains de grand renom : Resat Nuri Güntekin et Oktay Akbal.
Dans son article sur deux colonnes intitulé Isyancı A. Camus (A. Camus, le révolté), Demir Özlü détaille notamment les raisons qui, selon lui, devraient amener les lecteurs turcs à mieux connaître cet écrivain français :
« En mettant de côté toutes les querelles, pour nous [les intellectuels turcs], pour notre génération, Camus est peut-être le meilleur exemple d’écrivain occidental, écrit-il. Philosophe, écrivain et finalement moraliste, sa littérature ne sépare jamais l’idée de l’action. Il incarne le penseur capable de donner un éclairage sur l’avenir de l’humanité.
Et il poursuit un peu plus loin :
Nous avons beaucoup de choses à apprendre chez Camus. Pour comprendre la capacité de la majorité des gens à se mentir à soi-même, la progression des courants réactionnaires, l’irresponsabilité, la dangereuse expression d’une fidélité étroite à l’intérêt personnel. Dans notre pays, à coup sûr, il faut lire Camus. »
Dans sa dernière lettre, Demir Özlü précise que « la littérature moderne du XXe siècle en Turquie a évolué dans une grande proximité avec la littérature française (et aussi avec la littérature russe). Mais elle ne les a pas imitées. ».
C’est tant mieux. Et l’on relit avec émotion cet article écrit il y a plus d’un demi siècle, à Istanbul, trois ans seulement avant la disparition de celui auquel il était consacré. Un hommage soigneusement conservé dans les archives d’un écrivain turc qui illustre formidablement, pour ceux qui en douteraient encore, les liens si profonds qui unissaient alors la place Taksim et Saint-Germain-des-Prés.
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« Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d’une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd’hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l’intelligence s’est abaissée jusqu’à se faire la servante de la haine et de l’oppression, cette génération a dû, en elle-même et autour d’elle, restaurer, à partir de ses seules négations, un peu de ce qui fait la dignité de vivre ou de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu’elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance. »
Albert Camus - Stockholm, le 10 décembre 1957
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