La lutte idéologique se mène indubitablement avec des armes idéologiques. Et la controverse portant sur la laïcité est un combat qui, tout naturellement, se mène sur un plan idéologique. Lorsque nous disons « idéologie », inévitablement, ce sont des choses immatérielles qui nous viennent à l’esprit. Or il s’agit de choses bel et bien tangibles avec un socle social et toute une détermination liée à une pratique de production, etc. Voilà par conséquent, les raisons pour lesquelles la dispute portant sur la laïcité aujourd’hui en Turquie porte toutes ces spécificités et prend forme dans ce cadre élargi.
Je viens de parler d’un « socle social » ; certes. Mais il faut également prêter attention à ce qui suit. Et tout particulièrement dans cette société turque où les habitudes de pensée sont si répandues, nous sommes très prompts à schématiser immédiatement les choses les plus improbables.
Les liens entre « classe » et « idéologie » sont particulièrement complexes ; voire même non schématisables. Prenons l’exemple de l’antisémitisme : dans la mise en place de sa doctrine et de sa propagande, Hitler a tiré profit et forces de l’antisémitisme du milliardaire américain Ford. C’est ainsi qu’il fut en mesure de convaincre le milliardaire allemand, Krupp. En considérant cela, pouvons-nous dire que l’antisémitisme (ou en généralisant, le fascisme) est une idéologie propre à la grande bourgeoisie ? S’il en allait ainsi, comment Hitler aurait-il pu mobiliser toutes ces masses de la petite bourgeoisie rurale ou citadine, voire les ouvriers allemands ? Ou encore, pouvons-nous considérer qu’à la source des antisémitismes viscéraux de Ceausescu et de Staline se tenait la haute bourgeoisie ?
On mesure donc bien qu’il n’est pas possible d’établir un lien univoque entre les idéologies et les classes, voire d’autres groupes sociaux. Paradoxalement, l’idéologie est à la fois stable et variable. Chaque mouvement politique est en mesure dans le cadre de sa pratique et parfois de son programme indirect de réarticuler entre eux les éléments les plus anciens de son fond idéologique, c’est-à-dire de les réunifier sous une forme nouvelle.
C’est pourquoi notre dispute relative à la laïcité n’est pas un exemple idéologique pur et immaculé : il est traversé, sur son arrière plan, par tout un réseau de vives tensions « sociales ».
Question d’appartenance
« Ta femme est voilée. La femme du Président de la République ne peut pas être voilée. » Ces phrases ne sont pas que des mots concernant des têtes et des coiffes. Et derrière tout cela, se tiennent en réalité des questions du type : « Mais toi qui es-tu ? D’où sors-tu donc ? Et tu aspires à te rendre là-bas malgré ces outils d’un autre âge ? » (ce « là-bas » désignant en fait ce « chez nous » qui nous appartient naturellement). Cette façon se poser ces questions constitue en soi une idéologie d’ailleurs – l’identification de la provenance ou de l’appartenance étant des idéologies très connues- mais aussi, dans le même temps tout le programme d’une politique de classe.
Voici une lutte, une tension sociale, une opposition sans fin qui ne peut se comprendre vraiment qu’en relation avec le thème de la « structuration sociale de la Turquie »et qu’en ne considérant cette question sous ce jour…
Les élites qui savent le vrai de toutes choses et qui tentent d’éduquer la société dans le sens de ces vérités d’un côté ; et de l’autre, les masses qui refusent cette éducation. Et au final, comme il apparaît que la société n’est pas encore suffisamment éduquée (c’est ce que tend à montrer la base électorale de l’AKP, le parti au pouvoir), il faut en chercher les responsables parmi les traîtres qui entravent les « lumières », ces « agents du mal » !
Et bien évidemment que depuis les débuts de la République, ces masses qui avancent depuis les marges de la société, c’est-à-dire depuis les steppes vers le cœur de la société, ceux parmi elles qui s’enrichissent et ceux qui ne le peuvent pas, constituent ce flux, ce mouvement de la société qui ne sait s’arrêter et qui se reproduit à chaque génération en connaissant les mêmes douleurs. Mais au point auquel nous sommes aujourd’hui parvenus, les douleurs ont atteints le seuil de l’insupportabilité.