Logo de Turquie Européenne
Accueil > Revue de presse > Archives 2010 > 01 - Articles de janvier 2010 > DOMINIQUE MOÏSI : La Turquie de nos mérites

DOMINIQUE MOÏSI : La Turquie de nos mérites

jeudi 14 janvier 2010, par Dominique Moïsi

DOMINIQUE MOÏSI EST CONSEILLER SPÉCIAL À L’IFRI.

Nous aurons l’Allemagne de nos mérites. » En 1945, c’est en ces termes qu’un visionnaire éclairé sorti des camps de la mort, Joseph Rovan, définissait le défi devant lequel se trouvait la France, l’Europe et, au-delà, l’ensemble de la communauté internationale.

La formule de Joseph Rovan s’applique-t-elle aujourd’hui à la Turquie, ou constitue-t-elle un rapprochement artificiel et même dangereux, une simplification historique ? Même si le débat sur l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne n’est plus aussi spectaculairement sur le devant de la scène aujourd’hui qu’hier, il n’en hante pas moins les esprits responsables. Ce n’est pas un sujet que l’on peut traiter par le mépris, en priant pour qu’il disparaisse de lui-même. En dépit de la formule commode qui résume la position officielle de la France de Nicolas Sarkozy « La Turquie est avec l’Europe et elle n’a pas vocation à être dans l’Union », les négociations d’adhésion se poursuivent entre la Turquie et l’Union, dans un climat de méfiance et de frustrations réciproques que tout le talent des diplomates a de plus en plus de mal à masquer. Du côté de l’Union, il y a clairement deux camps.

Ceux, majoritaires, pour qui l’Union n’est plus elle-même avec la Turquie en son sein. Ils mettent l’accent sur l’essence de l’Europe, en réalité sur son identité, géographique, culturelle, historique, religieuse, et sur le principe de laïcité tout à la fois. Nous ne pouvons plus être nous-mêmes avec demain plus de quatre-vingts millions de non-Européens, musulmans de surcroît, parmi nous.

Pour les partisans de l’intégration de la Turquie, et ils existent même s’ils sont minoritaires, ce n’est pas ce qu’est l’Europe qui est la question dominante, c’est ce qu’elle peut et veut être dans le monde, autrement dit son ambition internationale, plus que son essence. Comment l’Europe à l’heure de la mondialisation, du déclin relatif des Etats-Unis et de la montée des puissances émergentes, peut-elle raisonnablement avoir quelque chance d’atteindre les ambitions qu’elle se donne, en fermant ses portes à la Turquie ? Du Caucase à la Caspienne, de la question iranienne au conflit israélo-palestinien, de la sécurité énergétique face à la Russie aux relations entre l’Occident et l’islam, il n’existe pas de réponses possibles et complètes sans la Turquie. De même qu’il était illusoire de penser qu’une « Union pour la Méditerranée » pouvait faire l’impasse sur le conflit entre Israéliens et Palestiniens et progresser et devenir incontournable, de même il est clair que l’on ne peut pas faire l’impasse sur la question turque et laisser le temps au temps. « Le temps n’est pas galant homme. » Les positions se durcissent de part et d’autre. La Turquie en 2010 n’est plus ce qu’elle était en 2000. Ses ambitions régionales augmentent au fur et à mesure que ses espoirs de rejoindre un jour l’Union diminuent. Plus ambitieuse, la Turquie devient chaque jour aussi plus « religieuse » et plus éloignée des fondements de la révolution laïque que constitua le kémalisme.

« Qui a perdu la Turquie ? » Est-ce une question que les historiens débattront sans fin dans les années à venir ? S’il en est ainsi, les responsabilités seront sans doute partagées entre une Union européenne plus craintive qu’ambitieuse, des Etats-Unis qui, en dépit de grands discours au monde islamique, comme ceux de Barack Obama à Istanbul et au Caire, n’auront pas su « redresser la barre », un Etat d’Israël qui a trop tiré sur la corde des provocations inutiles et un gouvernement turc qui a, lui aussi, joué inconsidérément la carte du populisme.

En 2012 auront lieu en Turquie les premières élections présidentielles au suffrage universel. Y aura-t-il un candidat qui défendra les couleurs de la laïcité et celles de l’attachement de la Turquie au camp de l’Union et de l’Occident, loin des dérives néo-ottomanes et islamiques ? Si nous ne savons pas faire preuve de courage et de vision stratégique à long terme, la « tentation de l’Orient » l’emportera en Turquie, et le pays que nous ne voulions pas parmi nous ne sera pas « avec » mais « contre » nous. Nous aurons la Turquie de nos mérites.

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

Sources

Source : Les Echos.fr, le 11.01.10

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0