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Déçue par l’Europe, la Turquie fait les yeux doux à la Russie

jeudi 18 décembre 2008, par Thierry Portes

Se sentant repoussé par l’UE et traité en subalterne par la puissance militaire américaine, le pouvoir turc retrouve ses réflexes ottomans, s’autonomise et entend traiter d’égal à égal avec Bruxelles et Moscou.

L’Europe et la Russie devraient signer un « nouveau Yalta ». Pour ce haut représentant de l’AKP, le parti islamiste au pouvoir en Turquie, il s’agirait, ni plus ni moins, de geler définitivement l’adhésion de l’Ukraine et de la Géorgie à l’Otan, et celle, Croatie exceptée, de tous les États balkaniques à l’Union européenne. Le propos, tenu devant une poignée de journalistes et diplomates occidentaux récemment réunis par le German Marshall Fund à Istanbul et Ankara, a de quoi marquer les esprits. Par cette formule de « nouveau Yalta », il est difficile de mieux complaire aux Russes, qui affirment qu’un glacis de pays neutres doit protéger leur nation de l’expansion de l’Union européenne et de l’Otan.

Comment un élu, proche du premier ministre turc, peut-il exprimer une position à ce point contraire à la tradition diplomatique et aux alliés de son pays, membre de l’Alliance atlantique et candidat reconnu à l’adhésion à l’UE ? Certes, l’aigreur, notamment vis-à-vis de la France pour qui la Turquie n’a pas vocation à intégrer l’UE, est perceptible dans toutes les couches de la société turque. De même les élites militaires d’Istanbul ne cachent-elles pas avoir été déçues par l’Amérique, depuis que le président George W. Bush, pour les besoins de sa guerre, a conforté un pouvoir kurde dans le nord de l’Irak.

Pour autant, loin de céder à une simple réaction épidermique, ce dignitaire de l’AKP, favorable à un nouveau partage des rôles sur le continent euro-asiatique, décrit un mouvement de fond qui, peu à peu, charrie responsables islamiques de l’AKP, cercles militaires, élites laïques « progressistes » et tout un peuple travaillé par ses pulsions nationalistes : se sentant repoussée par l’Europe et traitée en subalterne par la puissance militaire américaine, la Turquie, retrouvant ses réflexes ottomans, s’autonomise et entend traiter d’égal à égal avec l’Europe et la Russie.

À tous les étages de l’immeuble du ministère des Affaires étrangères d’Ankara, les frontières du pays sont censées expliquer la frénésie diplomatique qui a saisi la Turquie.

Pouvoir d’influence

« Nous utilisons notre soft power », répètent les diplomates, en utilisant un pouvoir d’influence qu’aime à s’attribuer l’Union européenne. Au sud, la Syrie et l’Irak justifient les missions de bons offices avec Israël. La paix au Proche-Orient et les tensions avec Washington obligent également à entretenir le dialogue avec l’Iran ; plus loin, regardant vers des « profondeurs stratégiques » pendant des décennies oubliées, la Turquie tente de rapprocher Afghanistan et Pakistan. Avec l’Arménie et la Géorgie, c’est la paix dans le Caucase qui est en jeu, la sûreté en mer Noire, et le dialogue avec la Russie. Enfin à l’Ouest, vers l’Europe, voilà les Balkans où la diplomatie turque aime à rappeler que les Russes ont des devoirs pour mieux rappeler ses anciennes prérogatives ottomanes.

Au ministère des Affaires étrangères turc, on parle volontiers d’une Russie qui s’est sentie « humiliée » par l’Occident et qui aujourd’hui « a gagné en confiance ». Il y a de l’autoportrait dans cette description. Toujours est-il que les diplomates d’Ankara, une fois souligné que la Russie est le premier partenaire commercial de leur pays, indiquent que la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo a créé un dangereux précédent, qu’il n’y a aucune urgence à intégrer l’Ukraine dans l’Otan, et qu’il convient, plus que tout avec la Russie, de « maintenir le dialogue », « parler coopération » et « engager des projets économiques ». Sans doute est-ce cette vision qui a conduit la Turquie à inviter la Russie dans le projet Nabucco, cette route énergétique partant d’Iran dont l’objet, vue d’Europe, est de tenir à l’écart le pays de M. Poutine…

Nécessaires contorsions

Certes, pas un diplomate turc ne remet en cause un ancrage, célébré, de leur pays dans l’Otan. Mais cette alliance avec l’Ouest contraint la Turquie à certaines contorsions. Ainsi pendant la crise géorgienne, Ankara a-t-il autorisé le passage de navires militaires américains chargés d’aide humanitaire dans la mer Noire, non par solidarité entre membres de l’Alliance atlantique, mais au nom du très restrictif traité de Montreux, signé par les États riverains de cette mer, donc par la Russie.

La Turquie a d’autant plus vivement redécouvert l’intérêt d’une entente avec Moscou, qui la fournit en énergie, qu’elle s’est sentie rejetée par l’Europe. Cengiz Çandar, éditorialiste au journal Radikal, assure que « la Turquie attend une reconfirmation officielle qu’elle deviendra bien membre de l’UE si elle remplit tous les critères d’adhésion ». De fait, les diplomates d’Ankara disent attendre une déclaration en bonne et due forme lors d’un Conseil européen. « Avant une claire indication sur notre adhésion à l’Europe, il n’y aura pas de solution à Chypre », ajoute Ferai Tinç, éditorialiste au quotidien al-Hurriye (Hürriyet en turc, ndlr TE).

C’est « la crédibilité de l’Europe qui a été mise en doute », assure un ministre turc, pour expliquer que son pays a sérieusement ralenti le rythme des réformes devant le placer sur la voie de l’intégration. La Commission européenne vient d’ailleurs d’inviter Ankara à « renouveler ses efforts » pour se rapprocher de l’Union européenne. Des regrets qui n’ont ému personne à Ankara.

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Sources

Source : Le Figaro, le 3-12-2008

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