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De la Chrysalide au papillon : un processus douloureux

jeudi 4 janvier 2007, par Baskın Oran

© Turquie Européenne pour la traduction

Comme à chaque fin d’année, les journalistes se posent les questions de savoir comment juger l’année passée et comment apprécier ce qu’il risque d’advenir au cours de la suivante.

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En un mot, les années 2005 et 2006 furent pourries. Nous avons sans cesse été affrontés à des stupidités d’un niveau potientiellement attentatoire à la santé mentale ; l’article 301 et les divers lynchages suffisent à rendre compte de cette atmosphère. 2007, du fait des élections qui s’annoncent, sera encore bien pire. La Turquie va devenir proprement infernale du fait de tous les opportunistes partis en quête de suffrages en surfant sur cette vague lancée comme une roquette vers le ciel de leurs « idéaux », cette vague du nationalisme ethno-religieux (parce qu’il épouse les thèses racistes d’une part et ne considére pas les non-musulmans comme des Turcs d’autre part). Mais bon, la route qui mène au paradis passe forcément par l’enfer.

La Turquie est entrée dans le cycle d’un profond processus de mutation. Dans les années 20 et 30, nous avons connu le modèle de l’Etat-nation “éclairé” mais unificateur et assimilationniste ; aujourd’hui nous sommes en train de passer à celui de l’Etat pluraliste et démocratique. Ce que nous vivons-là ne sont que les douleurs de l’accouchement. Le bassin est en train de s’ouvrir, les muscles se tendent et le niveau de douleur s’élève. Voilà pourquoi nous vivons des événements à la fois étrange et contradictoires.
Je vous cite ici quelques exemples de ce qu’ont vécu et fait vivre certaines de nos plus importantes institutions :

- On peut lire dans la revue de la Direction des Affaires Religieuses que “quand bien même le foetus serait déclaré déficient, l’avortement est considéré comme un péché.” (Radikal, le 15-12-2006). Le professeur de théologie de l’Université de Selçuk, H. Tekin déclare que “tant que l’on n’a pas perdu tout contrôle de soi-même dans l’ivresse, il est tout à fait possible de se livrer à la prière rituelle après avoir bu.” (Hürriyet, le 15-12-2006)

- A Trabzon, après avoir acquitté 11 personnes accusées de tentative de lynchage sur des militants du Tayad (association d’entraide des familles de détenus) tractant dans la rue, un juge a condamné l’un de ces militants à quatre mois de prison pour insulte à un gardien de la paix (Bulletin du BIA, 26-12-2007).

- A Bursa, le juge Halis Gümüşoğlu qui a condamné une personne pour tir à blanc en pleine rue et qui a vu son jugement cassé par la Cour de Cassation au motif que “le tir à blanc ne constituait pas une atteinte à la sécurité publique”, se lance dans l’organisation d’une manœuvre en pleine rue : il distribue des pistolets chargés à blanc à des huissiers et leur fait tirer en l’air à trois reprises. Les conducteurs se jettent sur leurs freins, les voisins et les commerçants se précipitent à leurs balcons et devantures, les policiers qui ne sont pas au courant accourent et ce sont cohue et échauffourée dans la foule (Milliyet, 17-12-2006).

- Le Recteur de l’Université du 9 septembre d’Izmir se permet de suspendre le Professeur Izge Günal de ses fonctions au motif que celui-ci, ne parvenant pas à obtenir un rendez-vous avec ce même Recteur, s’était décidé à payer 90 livres afin d’obtenir une consultation médicale personnelle, démarche que le Recteur a tenu pour une insulte (Izge Günal devait notamment remettre à son supérieur la liste des 4 000 noms d’une pétition organisée suite à la décision de l’Université de licencier 213 employés et de suspendre plusieurs membres de son équipe enseignante, ndlr) : Le Conseil de l’Enseignement Supérieur (YÖK) annule cette décision (Radikal, le 24-12-2006).

- A l’Université de Gazi, en plein cœur d’Ankara, certains individus ont pris l’habitude de crever les pneus de leurs professeurs, de les menacer voire de poignarder des camarades : la police assiste au spectacle (par exemple, Radikal, 04-12-2006).

- La police organise une perquisition au domicile du doyen adjoint de l’Université de Dumlupinar et trouve “des livres à contenu religieux, des revues, des cassettes, des CD et, dans une caisse, des mèches de cheveux proprement rangées”. Mais d’un autre côté, le Ministère de l’Intérieur décide qu’il sera dorénavant possible de laisser vide, d’effacer ou de modifier le contenu la case “religion” des cartes d’identité (Hürriyet, le 23-11-2006).

- Les journaux relatent un jour cette histoire : “Un jeune vient de perdre un testicule parce que Madame le Docteur (cette dame portait le voile, ndlr) avait refusé tout examen par ultrason.” (Radikal, le 20-12-2006). Et poursuivent le lendemain : “Le test par ultrason a été effectué. La préfecture a suspendu le docteur auteur du rapport précisant qu’il n’en avait pas été ainsi.”(Radikal, le 21-12-2006)

- Un vice-doyen de l’Université Atatürk avance que les églises de l’est anatolien ne seraient ni géorgiennes ni arméniennes mais proviendraient en fait des Turcs Kipçak (Hürriyet, le 07-12-2006). De son côté le ministère de la Culture fait restaurer l’un des plus importants monuments arméniens d’Anatolie, l’église d’Ahtamar (Van) en suivant les conseils d’un architecte arménien.

Si je n’avais pas été pressé par mon retour à Ankara, de combien d’exemples encore aurais-je pu vous gratifier !

Et par-dessus le marché, tous ces faits ne sont pas seulement contradictoires entre eux, mais bien en eux-mêmes.
Par exemple, le YÖK remet le Professeur Izge Günal à son poste, non sans le sanctionner d’un blâme.

Comme preuve de la paternité des Turcs Kipçak sur les églises de l’Est anatolien, on exhibe l’aigle à double tête symbole ultra-célèbre de l’Empire byzantin. Mais cette découverte « hyper originale » permet dans le même temps de sauver des églises historiques de la ruine.
Comme par obstination, le ministère de la culture tient à réouvrir l’église de Ahtamar qu’il est en train de faire restaurer, le 24 avril (jour de commémoration du génocide par les Arméniens). Et le ministre de prononcer le nom de Anî, la célèbre ville historique arménienne, Anı en le turquisant, “en raison de certaines sensiblités”...

“La chenille turque deviendra papillon”

Je l’avais déjà écrit au tout début de l’année 2004. Sur le chemin qui conduit de la chrysalide au papillon, nous connaîtrons de telles choses. Lors du premier grand changement survenu dans les année 20 et 30, de telles secousses ne sont pas remontées en surface. Aujourd’hui, nous vivons la seconde période de transformation.

En ces temps-là, Mustapha Kemal était “le commandant victorieux” ; aujourd’hui Tayyip Erdoğan est “le religieux interlope”. A cette époque, il n’y avait pas de démocratie ; aujourd’hui, la parole est largement libérée. Au tout début de la République, les causes kurde et arménienne ne suscitaient aucun intérêt de par le monde. Elles sont aujourd’hui toutes les deux devenues des questions internationales. En ces temps-là, nous appelions “révolution” le fait de reprendre le modèle de l’Occident et, qui plus est, à l’identique dans un contexte où nous venions de le défaire (guerre de libération). Aujourd’hui parce que nous vivons dans un monde où le même Occident est devenu le maître incontesté, nous qualifions le fait de s’y adapter de “soumission à l’Occident”.

La chenille turque deviendra papillon. Mais nous allons en supporter le prix ; et particulièrement tout au long de 2007. Il faut vous y préparer.


- Portrait de Baskın Oran / crédits photos : Berrin Cerrahoğlu

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