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Andropause

mercredi 2 juillet 2008, par Baskın Oran

J’achèverai mes 63 ans au cours du mois qui s’ouvre ces jours. C’est le début de l’andropause. Je sais que parallèlement à la diminution des mes forces, je vais devenir plus nerveux, plus dur et plus interventionniste. Il me faut prendre une décision rapide : si je ne veux pas me ridiculiser vis-a-vis de mon entourage, il me faut apprendre à ne pas résister au changement, plutôt à m’adapter à cette nouvelle situation.

Mais alors que je suis en train d’écrire ces choses-là, voilà que le journal Taraf publie le 20 juin un document “secret” de l’Etat-major des armées turques (Genkur) : “Plan pour le soutien informationnel et tableau d’activités”. Je me vois donc dans l’obligation de me remettre à une autre semaine. La situation paraît être bien plus grave que la mienne.

Commençons par ce que j’aurais dû réserver pour la fin. Nous autres avons vécu toute une série de plans secrets aux successifs et imaginatifs intitulés : 27 M, 12 M, 12 E, 28 S, 27 N. (27 mai 1960, 12 mars 1971, 12 septembre 1980, 28 février 1997, 27 avril 2007 : les coups d’Etat et interventions militaires en Turquie, NdT). Ce “Lahika- 1” révélé par Taraf est certainement un canular. Un “soi-disant document” (l’auteur fait ici référence à la fameuse formule sur la “soi-disant question arménienne” -NdT). Parce qu’une telle idée est si irrationnelle qu’elle ne peut pas correspondre à l’esprit de nos forces armées recrutant exclusivement ses cadres parmi les élèves de maths-sciences. Je ne sais pas comment Taraf a pu tomber dans un tel piège. Il est évident que le Genkur lui-même a été pris de court. Alors qu’il cherchait l’auteur d’une si mauvaise plaisanterie, il s’est fendu de la déclaration suivante : “...il n’est pas un tel plan ou document officiel qui ait reçu l’approbation du Commandement de l’Etat-Major.

En toute logique, il est trois possibilités. Toutes trois absurdes :

1) Soit ce document a été préparé sur ordre venu d’en haut, mais à ce moment-là, il serait absurde de dire “qu’il n’est pas un tel plan”, parce qu’un soldat ne ment pas.

2) Soit il n’y eut aucun ordre venu d’en haut et c’est la ou une base qui aurait fait du zèle. Mais le soldat ne peut pas même respirer sans ordre.

3) Soit il a été préparé malgré la hiérarchie et il s’agirait alors d’une véritable révolte. Le Genkur aurait nourri le serpent en son sein. Le pendre haut et court ! On ne va tout de même pas nourrir pareille engeance. Hommage à Kenan Evren ! (référence ici au chef de la junte du 12 septembre 1980, qui avait dit : “Voulez-vous donc que ne nourrissions ces anarchistes au lieu de les pendre ? - NdT)
Bon, il est bien une quatrième possibilité, mais elle concerne les personnes ; je la laisse à une autre semaine.

De soi-disant objectifs

Voyez un peu les buts poursuivis et visez donc le canular. Entre les lignes vous distinguez deux thèses principales :

1) les principes de 1930 sont infrangibles.

2) Si nous ne pouvons pas faire de coup d’Etat, nous emploierons un commis.

Primo, nous reste-t-il une chose qui n’ait pas changé ? Non pas seulement les Kurdes mais les Tcherkesses eux-mêmes ont aujourd’hui acquis une conscience ethnique. Le Kurdistan est apparu. Les islamistes se sont embourgeoisés et sont arrivés au pouvoir. La diaspora arménienne est lancée à bride abattue. Les Turcs de Chypre s’entendent avec les Grecs de l’île. La société civile défile à Beyoglu / Istanbul en criant : “non aux coups d’Etat !” Mais sans même parler de tout cela, le plus significatif n’est-il pas que le communisme, cette grande bouée de sauvetage, a malheureusement disparu ?

Est-il possible que les militaires qui sont bien plus réalistes et pragmatiques que les civils aient pu manquer une telle évolution ?

Deuzio, dans ce soi-disant document lorsque l’on lit que “l’on doit veiller à ce que les responsables de la haute magistrature puissent agir en parallèle avec les forces armées”, alors on connaît le nom du commis que requiert la seconde thèse évoquée plus haut.

Irrationnel à un double titre : d’une part, il n’est ni de haute ni de basse magistrature, les juges dans leur totalité pensent comme les militaires. D’autre part, la dignité du magistrat est maintenant devenue sujet de controverse. Non pas seulement en raison des scandales du quorum des 367 (pour l’élection présidentielle de 2007, NdT) ou du refus de la révision constitutionnelle envisageant la libération du port du voile à l’université.

Non pas pour ces deux raisons, mais aussi pour combien d’autres tout à fait incroyables :
Interdiction de YouTube et de Google Groups, sites visionnés par des millions de personnes à travers le monde (Radikal, 18.06.08). Lancement d’une enquête contre une fille déclarant qu’elle n’aime pas Atatürk (Radikal, 13.06.08). Délivrance d’une autorisation d’écoute téléphonique générale et sans limite dans le temps (NTVmsnbc, 03.06.08). Application de l’article 301 à une conversation survenue dans un bus (Bianet, 26.05.08). La misère de l’action judiciaire dans le procès d’un Hrant Dink qui devait être à peu près la seule personne à ne pas avoir vent des plans des tueurs. Lenteur des procédures condamnant les plaignants à se voir rattrapés par la date de prescription des faits pour lesquels ils demandent justice (Radikal, 25.06.08). Transformation de l’ex-procureur de Van en chef de rayon dans le supermarché de son beau-père pour avoir osé citer le nom du chef du Genkur dans un acte d’accusation (Hürhaber, 30.01.08). Condamnation à 6 mois de prison d’une femme pêchant sur le pont de Galata en raison de la “transparence” de sa robe (Radikal, 25.06.08). Et pour finir, rester tributaire du soutien de Önder Sav (secrétaire général du CHP, parti républicain du peuple, nationaliste laïc, NdT) : “soyez sans crainte, derrière vous se tiennent tous les amoureux de la laïcité” (Radikal, 25.06.08).

Mais bien sûr, il est encore d’autres éléments dans ce soi-disant document dont on sollicite une démarche parallèle à celle de l’armée : les universités, les représentants de la presse et les artistes. On parle alors “des réunions qu’il faut tenir avec eux autour d’une table à manger.” Rappeler ce qu’il en est des universités, des conseils d’université et des recteurs ce serait se moquer du lecteur. Je passe.
Le 27 mai 1960 est un coup d’Etat porté au gouvernement que je soutenais. Le 12 septembre 1971, j’ai été enfermé durant 33 mois. Le 28 février 1997 j’étais membre du gouvernement. Après tout cela, je dis que... l’armée est notre meilleur garant” (Radikal 25.06.08). A un tel éditorialiste qu’est-ce que “se réunir autour d’une table à manger” peut bien changer ?
En outre, le document aurait dû préciser qu’il s’agit bien de déjeuner et non de dîner. Le sens d’une invitation à un dîner est tout autre.

Pour ce qui est des artistes ma foi, c’est un peu plus compliqué. Parce qu’il semble plus compliqué de produire un artiste “soldatisé” que de trouver un soldat artiste. Un tel artiste pourrait faire rire d’un drame et pleurer d’une comédie.

De soi-disant méthodes

Quant aux méthodes que prône ce soi-disant document, voilà bien les preuves qu’il ne peut absolument pas provenir d’une institution militaire qui a fondé deux Etats, l’Etat ottoman et la Turquie. Parce que ces méthodes sont de deux types :

1) Organiser des actions portant atteinte aux briseurs d’unité (nationale, NdT) : “ dans l’optique de briser l’unité et de soutenir la division dans les groupes ethniques et politiques définis comme cibles...” Les actions de sape et de déstabilisation que nous connaissons s’opèrent en principe dans un pays étranger. On atteint ici un tel niveau de falsification qu’on parle “d’organisations de la société civile convenables” à utiliser de manière “couverte et indirecte” pour ces actions de déstabilisation. C’est-à-dire toutes ces associations et fondations fondées par l’Etat. Ce genre d’organisation a un nom : les GONGO ou “government operated NGO” (les ONG pilotées par l’Etat).
Vous paraît-il possible qu’une institution aussi ancienne et légitime que les forces armées turques puisse utiliser des GONGO contre les CONGO (ONG pilotées par la communauté, religieuse notamment) et puisse placer le pays dans un tel état de polarisation des passions et des positions politiques !

Ce soi-disant plan prévoit également de rendre la vie du peuple du Sud-Est du pays “particulièrement pénible en organisant régulièrement des actions, opérations et recherches”.
Une organisation aussi légale et disciplinée que l’armée turque pourrait-elle jamais être capable de tels écarts à l’endroit de son peuple ? Vous n’auriez pas pu faire avaler ça à des enfants. En outre, parler de “déclarer le DTP (Parti pour une Société Démocratique, kurde, NdT) comme parti terroriste et chercher à coincer le peuple de cette région entre Kandil (montagne tenue par le PKK en Irak, organisation terroriste kurde, NdT) et UE”, ne revient-il pas à la même chose que de vouloir coincer les Kurdes entre le PKK et l’armée, ou la Turquie entre l’armée et l’AKP ? On ne peut pas penser construction plus mensongère ! D’ailleurs les auteurs de ce plan ne l’ont-ils pas signé de leurs “x” respectifs. Cela signifie qu’ils ont peur de quelque chose. Or un soldat turc peut-il avoir peur ?

2) Distribuer des fonds pour ces actions : ce plan évoque à maintes reprises la distribution de fonds à des personnes et des organisations : “il faut directement ou indirectement assumer le coût des actions menées par les leaders d’opinion”, ou bien “ on commandera l’œuvre à faire réaliser. Il est nécessaire d’assumer le coût d’une telle organisation”.

C’est-à-dire l’armée mènera des actions de sape dans le cadre de son propre Etat et qu’elle distribuera des fonds pour cela. Les soi-disant rédacteurs de ce soi-disant document ont trop tiré sur le narghilé.
Auraient-ils eu vent de ce que le règlement d’application prévoyant la soumission des dépenses de l’armée au contrôle de la Cour des Comptes n’est toujours publié alors que la mesure était explicitement prévue dans le cadre du 7e paquet d’harmonisation européenne en date du 23 juillet 2003 ?

Bilan

Comme je l’ai dit en commençant, il ne peut s’agir d’autre chose que d’un canular, forme élaborée de guerre psychologique destiné à semer la zizanie parmi le peuple turc. Qui plus est de la manière la plus amateuriste qui soit. Sans même se référer à tout ce que je viens de dire, peut-on seulement imaginer une armée turque vantant la primauté de la langue turque se permettre d’écrire : “l’autorité de coordonnée c’est la direction opérationnelle du Genkur” ? Non. Les auteurs de cette phrase ne savent même pas parler d’autorité “de coordination”. L’armée turque ne pourrait pas laisser passer de telles choses. Ils se feront attraper sous peu. Alors, je propose les choses suivantes :

1) Que les responsables une fois attrapés soient d’abord jugés pour insulte faite à l’armée. Cette armée nous est très nécessaire pour nous protéger de l’extérieur.

2) Pour qu’ils comprennent enfin que la Turquie a changé, leur faire réciter par cœur et debout deux principes d’Atatürk :
a- "on ne défend pas une ligne, on défend un espace. Et cet espace c’est la civilisation moderne ;
b- La politique n’entre ni à la caserne, ni à l’école ni à la mosquée. Si les imams, les professeurs ou les militaires veulent faire de la politique alors qu’ils démissionnent.”

Et nous verrons bien s’ils récidivent.

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Sources

- Traduction pour TE : Marillac

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