Le dernier « essai » de Bilge Karasu (1930-1995), Altı Ay Bir Güz, paru à titre posthume en 1996, a donné son nom au Symposium Bilge Karasu qui s’est tenu à l’Université Bilkent, Ankara, les 13 et 14 décembre 2010 à l’initiative du Pr Semih Tezcan et de Tansu Açık, avec l’appui des éditions Metis d’Istanbul.
Quinze ans après sa disparition l’œuvre et la personnalité de cet écrivain de la « génération de 1950 » n’auront cessé d’être problématiques et pour la littérature turque et pour les Turcs, malgré les distinctions dont il a pu être l’objet en Turquie et ailleurs. Sans doute faut-il incriminer aussi la part réduite réservée à la littérature contemporaine de langue turque dans la plupart des universités de Turquie. Aussi la ferveur de ces deux journées de neige qui ont rassemblé critiques, chercheurs jeunes et moins jeunes, traducteurs, disciples et amis, a-t-elle été d’autant plus sensible — une ferveur qui justement rend plus criant sinon énigmatique le peu d’audience encore d’une œuvre dont, d’entrée, Doğan Hızlan, le critique de Hürriyet, soulignait qu’elle avait apporté dans la culture turque une synthèse originale des influences occidentales et orientales.
Il est vrai que cette nouveauté s’est longtemps heurtée à un mur de clichés — « Kafka turc », « écrivain de l’obscur »…— et à un courant d’incompréhension, dont les plus violentes attaques provenaient d’un marxisme… obscurantiste. Et que la singularité de l’homme, comme celle des thèmes et des formes de l’auteur, s’est souvent retournée contre lui et son œuvre. Ainsi n’était-il peut-être pas inutile de préciser son origine juive — il s’est d’abord appelé Israël Carasso — qui a pu lui valoir dans les milieux les plus éclairés d’indignes attaques, tout comme son orientation sexuelle. Or ces inavouables rejets, joints à l’introduction de thèmes étrangers à la culture nationale, comme la persécution des moines défenseurs des images par un Empereur de Byzance iconoclaste et menacé par les Arabes (Uzun Sürmüş Bir Günün Akşamı (Au Soir d’une longue journée), 1970), ont longtemps travaillé contre l’auteur de Gece (La Nuit).
Mais les enquêtes menées par la revue Varlık sur les littératures mineures et l’influence des recherches sémiotiques européennes ainsi que de la french theory (Derrida et autres, découverts à travers les traductions américaines) ont permis le considérable changement de perspective dont la rencontre de Bilkent est le très encourageant témoignage. Les recours à Benjamin, Adorno, Lévi-Strauss, Eco, indiquent l’ouverture du champ critique et les repères de cette réception nouvelle de l’œuvre aujourd’hui traduite en anglais, allemand, français, russe et même en ukrainien. Les références à l’imaginaire judéo-chrétien (le personnage de Judas, dans Altı Ay Bir Güz), les structures musicales dans la mise en page, le montage, la composition, le tissage des textes, des thèmes, des cultures, l’inventivité narrative, la variété des formes et de leur réinterprétation —conte, roman, nouvelle, partition, théâtre, essai — ont multiplié les aspects de ce cheminement obstiné dans l’écriture.
Car c’est en elle que s’invente la liberté de Bilge Karasu, à travers ses patientes « ruminations » d’écrivain, dans ce rapport passionné au turc qui lui a fait introduire l’altérité dans la langue.
Merci donc à Talat Halman, Aron Aji, Müge Gürsoy Sökmen, Burcu Çetin, Levent Kavaş, Tansu Açık, Berna Yıldırım, Hasan Erkek, Mehmet Nemutlu, Neslihan Demirkol, Doğan Yaşat, Laurent Mignon, Servet Erdem, Yıldırım Arıcı, Mustafa Arslantunalı, Mustafa Şerif Onaran, Sedat Örsel, Fred et Linda Stark, Pulat Tacar, Sıtkı Erinç, Semih Tezcan et à Jean Nicolas qui permet l’accès à une correspondance de trente ans — un document aussi précieux pour la connaissance de l’homme et de l’écrivain que les Lettres à Halûk (Halûk’a Mektuplar) révélées par Haluk Aker en 2002. Puisse le colloque prévu au printemps 2011 à l’Université Mimar Sinan d’Istanbul continuer sur cet élan si heureusement imprimé par l’Université Bilkent. Mais on regrettera l’éclat des baies de sorbiers sous la neige.
Alain Mascarou a traduit de Bilge Karasu La Nuit (La Différence, 1993), Les Mûriers (N.R.F., juin 1993), La fuite d’Andronikos (Europe, octobre 1997), Le Guide (L’Harmattan, 1998).