De plus en plus de diplômés, parfois très qualifiés, d’origine turque choisissent de faire carrière en Turquie. Manque de perspectives professionnelles en dépit de leur niveau, sentiment de discrimination mais aussi volonté de saisir les opportunités du dynamisme économique turc…Le monde politique allemand commence à saisir l’ampleur du phénomène quand la pénurie de main-d’œuvre hautement qualifiée devient un enjeu économique.
Il n’existe pas de données suffisamment fiables pour quantifier le nombre de candidats au départ, il n’en demeure pas moins que « la tendance est évidente. » Dirk Hahn, chercheur au Centre de recherche turque, sonne l’alarme : « Si ce mouvement d’émigration se poursuit, alors ce serait une véritable déclaration de faillite pour la politique d’intégration allemande. Car comment motiver les jeunes issus de l’immigration de poursuivre leurs études pour décrocher des diplômes si même les plus qualifiés s’en vont ? » Le mouvement vers le Bosphore a commencé dans les années 90, quand les artistes allemands d’origine turque ont découvert une atmosphère favorable à la création dans les principales métropoles turques. Or, c’est au tour des ingénieurs, professionnels de la santé, spécialistes des technologies de l’information ou encore linguistes, de prendre le relais – des spécialistes qui font de plus en plus défaut en Allemagne. Certains s’installent définitivement en Turquie, d’autres font la navette entre les deux pays.
Rigidité du monde politique, raideur des acteurs économiques
L’Allemagne compte officiellement 7,5 millions de citoyens détenteurs d’un passeport étranger, et environ autant d’Allemands possèdent des antécédents migratoires, sur une population totale de plus de 82 millions d’habitants. Jusque dans les années 90, la politique allemande se résumait à la formule, très sèche, que « le pays n’était pas une terre d’immigration ». Les travailleurs immigrés étaient qualifiés « d’invités » (« Gastarbeiter »), censés partir une fois le travail (manuel) terminé. C’est seulement pendant le premier mandat politique de la coalition entre les Verts et les Sociaux-démocrates (1998-2002) que les principes du droit du sang furent assouplis.
Une telle raideur du discours politique a forcément laissé une profonde empreinte dans la société allemande – et parmi ses acteurs économiques. Le centre de recherche turque a mené une enquête similaire à la Halde en France (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations). Il a envoyé aux entreprises allemandes des dossiers de candidature parfaitement identiques – la seule différence portant sur les noms des candidats. Le résultat, malheureusement, est sans surprise : les candidats aux noms allemands furent dix fois plus sollicités que leurs concurrents, allemands eux aussi, mais aux noms à consonance turque.
Les entreprises allemandes fermées en Allemagne, ouvertes en Turquie
Au centre de recherche, on estime que le chômage touche trois fois plus un spécialiste allemand d’origine turque que son collègue Schmidt ou Schulz. Pourtant le nombre d’étudiants issus de l’immigration turque a augmenté de 40 000 ces dernières années. « Mais s’ils doivent faire face à de la discrimination, alors ils vont partir, » prévient Öczan Mutlu, membre du parlement régional de Berlin pour les Verts. De fait, les quelques 2000 entreprises allemandes ayant une succursale en Turquie leur ouvrent volontiers les portes là-bas, attirées par leur bilinguisme et leur bi-culture. « On assiste à un véritable brain-drain, » observe le parlementaire. « Mais on ne peut se permettre de continuer ainsi, d’un point de vue culturel comme économique, car ces personnes représentent des exemples à suivre dont nous avons cruellement besoin en Allemagne. »
Peu de chances de gravir les échelons
Au manque d’intégration économique des allemands d’origine turque, s’ajoute le déficit d’intégration des diplômés étrangers, qui voient leurs formations non reconnues. C’est ce que montre une récente étude commandée par le gouvernement au nom évocateur de « brain waste » - « un gâchis de talents ». Le constat central de l’étude montre qu’en dépit de leur formation spécialisée, les « Zuwanderer » (immigrés) exercent difficilement leurs métiers en Allemagne, faute d’équivalences et de programmes d’intégration professionnelle.
Le pays champion du monde à l’exportation se montre particulièrement réticent envers les spécialistes venus de l’étranger – et ce, en dépit du vieillissement de la population, d’une relève insuffisante dans le domaine de la recherche et du développement et de la pénurie toujours croissante d‘ingénieurs dans l’industrie. Un sondage réalisé par la Bertelsmann-Stiftung montre la résistance du monde économique à la diversité culturelle : Sur les 80 entreprises sondées, seules 44% pratiquent une politique salariale basée sur les principes de la diversité culturelle, contre une moyenne européenne de 75%, voire 92% aux Etats-Unis.
Des entreprises pourtant font exception : la Deutsche Bank et le l’opérateur E-Plus, qui développent des produits destinés à une clientèle turque, avec un service de conseil assuré par des équipes bilingues et un service marketing respectant les codes culturels turcs. Avec succès.