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A la recherche du son de l’Europe

lundi 6 février 2006, par Dominique Moïsi

lesechos.fr

Après le double « non » tonitruant de la France et des Pays-Bas au référendum sur le traité constitutionnel, que peuvent donc trouver les Européens comme preuve de leur identité commune et comme symbole de leur unité ? Qu’est-ce qui leur donnera un nouvel élan ? L’Autriche, qui vient de prendre la présidence de l’Union et qui a organisé une grande conférence à Salzbourg coïncidant avec le 250e anniversaire de la naissance de Mozart et celui de la libération d’Auschwitz, a choisi d’intituler cette dernière « The Sound of Europe », le « son » de l’Europe. Il s’agit d’un point de ralliement tentant, mais dangereux. Car que se passerait-il si ce « son de l’Europe » finissait par être une version moderne de « La Mélodie du bonheur » [« Sound of music », film qui se déroule au moment de l’« Anschluss » ?

Après que l’Union a construit l’hymne européen à partir des derniers accords de la neuvième symphonie de Beethoven, le transformant, à l’époque de la chute du mur de Berlin, en ode à la liberté et pas uniquement à la joie, la présidence autrichienne de l’Union ne chercherait-elle pas à faire de la musique de Mozart le porte-drapeau de l’identité européenne ? Bien entendu, on pourrait rétorquer que la célébration prométhéenne de l’énergie de l’homme, à notre époque difficile, doit être contrebalancée par une musique célébrant le triomphe de l’amour. Or cette appropriation de Mozart soulève autant de questions qu’elle apporte de réponses. Pour « Mozart l’Européen », c’est une réécriture de l’histoire, surtout à l’heure actuelle, alors que la musique occidentale, et celle de Mozart en particulier, est devenue une référence universelle à notre époque de consommation mondiale. En même temps, chaque pays européen révère ses propres enfants du pays. Pour les Polonais, par exemple, le « son de l’Europe », c’est la musique de Chopin.

Si nous allons au-delà de la musique de Mozart, que peut donc bien être ce « son » de l’Europe ? Pour les Européens qui voyagent sur d’autres continents et se rendent dans des pays non occidentaux, le son qu’ils lui associeraient sans doute le plus souvent est celui des cloches d’église, qui ne sont plus perçues pour leur caractère religieux mais comme des symboles culturels. Il s’agit d’un symbole puissant, et à double tranchant, car il peut entraîner l’ouverture des portes et être ainsi synonyme d’intégration ou, au contraire, signifier une fermeture de ces mêmes portes, un rejet.

Alors que l’Europe est en quête d’un « second souffle », le danger existe aujourd’hui de voir se transformer ce « son » de l’Europe en claquement de porte qui se referme brutalement au nez de tous ceux qui ne font pas encore partie du club. Dans leur recherche désespérée d’unité et d’identité, les européens risquent une fois de plus d’aboutir à une définition négative d’eux-mêmes. Hier, être Européen signifiait dire non à un passé de rivalités et de guerres fratricides, ayant abouti au suicide de l’Europe. Cela voulait dire non, aussi, à l’empire soviétique, avec l’aide des Etats-Unis. La tentative visant à définir l’Europe contre les Etats-Unis a peut-être été le rêve secret des Français, mais elle s’est révélée être un cauchemar pour de nombreux Européens. Cette idée était vouée à l’échec, surtout dans le cadre d’une Europe élargie à vingt-cinq membres. Par ailleurs, aujourd’hui, alors que le siècle sera asiatique, elle paraît même vaguement anachronique. En effet, pourquoi mobiliser notre énergie à résister aux Etats-Unis, alors que le vrai défi vient de l’Asie et la véritable menace des fondamentalistes islamiques ? L’Union européenne a réussi à faire de la réconciliation la marque de fabrique de l’Europe. Toutefois, nous éprouvons les plus grandes difficultés à nous définir autour de projets communs regroupant tous les membres de l’Union. Enfin, dans le climat actuel de mécontentement populaire croissant, il est même devenu difficile de définir des intérêts pragmatiques communs.

Dans un tel contexte, l’Europe du « dernier recours », une définition à laquelle nous serions tentés de recourir, peut être restrictive, géographiquement. Etre européen en 2006, cela signifie refuser l’accès à notre club à tous ceux qui n’en sont pas déjà membres. La candidature de la Roumanie, de la Bulgarie, peut-être même de la Croatie, sera acceptée et ces pays entreront demain en Europe. Il serait désormais malvenu de revenir sur notre parole. Mais, pour tous les autres, et pour la Turquie en particulier, il est désormais trop tard ou trop tôt. Nous ne pouvons pas poursuivre l’élargissement tant que nous n’avons pas trouvé de réponses à nos propres dilemmes institutionnels. Cet argument possède une certaine logique et nous ne pouvons plus, désormais, éviter un débat sur les frontières de l’Europe.

Mais en abordant la question de sa propre géographie et, partant, de son identité, l’Union européenne est confrontée à deux défis contradictoires. D’une part, le danger existe de poursuivre le processus d’élargissement comme si de rien n’était, comme si, dans deux pays membres fondateurs de l’Union, les électeurs n’avaient pas exprimé leur inquiétude, voire leur désarroi face à l’élargissement. D’autre part, on risque aussi de voir certains responsables politiques trop heureux d’exploiter les suffrages des Français et des Néerlandais pour justifier leur opposition fondamentale à l’accession de la Turquie, en particulier, et à tout nouvel élargissement. « Nous aurions vraiment bien voulu vous admettre à notre club, mais nous sommes des sociétés démocratiques et le peuple s’est prononcé sans ambiguïté : il ne veut pas de vous. »

Le problème, avec ce genre d’argument est que, sur la question de l’élargissement, il n’existe pas de peuple européen. Les Polonais souhaitent voir entrer l’Ukraine dans l’Union afin de contrer les Russes, les Britanniques aimeraient y voir figurer les Turcs, etc. Marquer une pause en matière d’élargissement ne garantirait pas que l’on progresse sur les réformes institutionnelles, et cela priverait l’Union européenne de son principal atout diplomatique, surtout là où il est nécessaire de toute urgence, c’est-à-dire dans les Balkans.

Alors quelle peut être la forme de ce « son » de l’Europe ? Il ne peut être ni banalisé et universalisé, comme la musique de Mozart, ni tergiverser jusqu’à claquer brutalement la porte derrière lui, ni, enfin, être aussi culturellement exclusif que le son de cloche des églises. Dans une Europe idéale, l’appel du muezzin, le son du « shofar » (corne de bélier utilisée pour appeler à la prière dans la tradition juive) et les cloches des églises se réuniraient pour créer une harmonie sonore célébrant l’émergence d’un continent modèle. En d’autres termes, le « son de l’Europe » devrait être la musique de la tolérance et exprimer le triomphe de la diversité démocratique.

DOMINIQUE MOÏSI est conseiller spécial à l’Ifri.

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