Logo de Turquie Européenne
Accueil > Editoriaux > Turquie : Société civile contre omerta et contrôle social

Turquie : Société civile contre omerta et contrôle social

dimanche 25 mars 2012, par Reynald Beaufort

Après une période pendant laquelle le régime a semblé s’assouplir (il fallait faire bonne figure pour complaire à l’Europe et devenir un candidat acceptable !), la Turquie semble renouer avec ses vieux démons. Plus de 100 journalistes sont sous les verrous, des intellectuels dissidents les y rejoignent les uns après les autres.

L’AKP a fini par signer un pacte de non agression avec l’armée : l’armée le laisse gouverner mais, en retour, le parti d’Erdoğan ne remet plus en question les privilèges des militaires et doit s’accommoder du kémalisme et de ses dogmes.

Après avoir fait mine de chercher une solution au conflit avec les kurdes, le gouvernement est repassé au « tout répressif ». Ainsi, l’interdiction des fêtes de Newroz, le jour choisi par les Kurdes, est une nouvelle provocation préméditée qui, suite aux violences qu’elle n’a pas manqué d’engendrer, donne un excellent prétexte aux forces de sécurité pour reprendre la répression armée.

Tout semble également montrer que le massacre de de Roboski (Uludere) du 28 décembre 2011 était tout autant délibéré. L’objectif non avoué de cette autre provocation reste de pousser de plus en plus de jeunes kurdes à rejoindre le maquis. L’armée turque a besoin du PKK pour justifier son pouvoir et son omniprésence. Elle n’a aucune intention de faire cesser cette guerre sans nom car elle sert bien trop ses intérêts. En acceptant cette grille d’analyse, on comprend mieux pourquoi toute négociation est rejetée de part et d’autre, chacun des nationalismes justifiant et nourrissant l’autre.

JPEG - 23.2 ko
Le système en Turquie : Le pouvoir, les médias, les intellectuels et le peuple
Les 4 singes

Ainsi le gouvernement peut perpétuer des lois d’exceptions permettant de maintenir en détention, sans jugement ni preuves de culpabilité, des journalistes et des intellectuels de ceux qui ne se contentent pas de la vérité officielle. Ceux-là même qui mettent en lumière les tares de la société turque dont la guerre contre les kurdes n’est qu’un des aspects les plus voyants. Et de l’autre côté, le PKK peut clamer haut et fort et avec de bonnes raisons qu’il n’ y a pas d’autre solution que la lutte armée.

Dans les jours et semaines à venir, Turquie Européenne va publier des articles décortiquant le fonctionnement d’un système de contrôle social agissant à tous les niveaux et touchant tous les aspects de la vie quotidienne. Ce système très huilé permet de maintenir une oppression sur les individus tout en présentant l’aspect respectable d’une démocratie.

La Turquie réussit à faire la démonstration qu’un système ayant des élections libres peut arriver à avoir beaucoup de caractéristiques d’un régime totalitaire. Au plus grand nombre elle maintient une illusion de liberté que les faits démentent en permanence.

La liberté en Turquie ne concerne que ceux qui entrent parfaitement dans le moule kémaliste ou acceptent de s’y conformer. Une grande partie de la population accepte ce contrat social, l’élément le plus important de celui-ci étant le respect de la liturgie kémaliste et la non remise en cause du « système parfait » qui a été institué par le « Père de tous les Turcs ». Ses statues et ses portraits rappellent à tous et partout qu’il ne saurait être question d’y déroger. Nous évoquerons ainsi « La transcendance d’Atatürk » avec des articles signés d’Étienne Copeaux.

Un autre aspect est la surveillance des femmes et des jeunes filles, malgré la volonté égalitariste hommes/femmes du kémalisme, nous verrons que sous prétexte de « tradition » le système patriarcal exerce une oppression particulière sur les femmes qui n’est pas, contrairement à ce que prétendent les mêmes kémalistes, confinée aux « régions arriérées du Sud-Est » (il faut lire « aux kurdes » - ndla). Nous verrons que le système républicain est étrangement complaisant avec les « crimes d’honneur ». Heureusement, des associations de femmes refusent ce statu quo et ses battent au quotidien pour changer les mentalités et pour que ces affaires ne soient pas commodément cachées, minimisées ou présentées comme des cas exceptionnels.

« Ce dont on ne parle pas n’existe pas » semble une maxime très intégrée. L’état et le gouvernement veillent à empêcher que les sujets qui fâchent soient évoqués. Ainsi est-ce une coïncidence que deux journalistes récemment arrêtées, Müge Tuzcuoğlu et Özlem Ağuş écrivaient sur le sort tragique des enfants pauvres ? D’ailleurs pour avoir moi-même reçu des messages menaçants de personnes en colère me reprochant à moi, étranger qui n’y connait rien (évidemment), de publier des mensonges afin de salir l’image de la Turquie (sic !), je sais que cette « omerta » est une règle très répandue. La presse turque est ainsi la championne européenne incontestée de l’autocensure. Le journalisme d’investigation est une activité à haut risque, pour l’avoir ignoré certains sont embastillés d’autres n’écriront plus jamais. Ce site, pourtant français, a aussi dû batailler pendant des années pour ne plus avoir à passer son temps à répondre à des reproches similaires de la part de citoyens français d’origine turque.

Un problème ne peut être résolu que si, d’abord, il est correctement exposé, sans en n’oublier aucun des aspects... Ensuite il faut en chercher les causes profondes, sans s’interdire aucune piste. Pour cela il est indispensable que l’analyse critique puisse concerner tous les aspects de la société sans aucun tabou.

Le démocratie elle même se nourrit de la critique, un système qui refuse la remise en question de tout un pan de son fonctionnement ne peut être démocratique, a fortiori si la doctrine sur lequel il repose est élevée au rang de religion d’état. Ce faisant, des gens prétendant combattre un obscurantisme lui en substituent un autre, s’afficher laïc n’absous pas de tout comportement sectaire, le « bigotisme » n’est pas réservé aux religions.

Donc, par respect pour ceux qui risquent tous les jours leur liberté, quand ce n’est pas leur vie, pour faire changer la société turque, pour que celle-ci soit enfin apaisée et que tous les citoyens de Turquie puissent vivre ensemble et à égalité de droits, nous allons continuer à « mettre le doigt là où ça fait mal ». Nous allons mêler des articles « de fond », des reportages et des interviews « sur le terrain » afin de répondre à l’accusation de ne pas connaître les sujets que nous évoquons.

Nous vous souhaitons donc bonne lecture et nous vous rappelons que nous sommes intéressés par toutes les contributions aidant à une meilleure appréhension des phénomènes sociaux et politiques qui animent la Turquie. Ceux qui peuvent contribuer aussi à la diffusion de ces articles en les traduisant en turc ou tout autre langue européenne sont aussi les bienvenus.

Si un pays tient tant à montrer une bonne image, il doit d’abord faire en sorte d’être respectueux et protecteur des droits de tous ses citoyens et non s’évertuer à imposer le silence à tous par la coercition.

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0